Depuis sa dernière rencontre avec F., il y pense: l'oeil: la fenêtre de l'âme; le centre de la beauté du visage; le point où se concentre l'identité d'un individu; mais en même temps un instrument de vision qui doit sans cesse être lavé, mouillé, entretenu par un liquide spécial pourvu d'une dose de sel. Le regard, la plus grande merveille que possède un homme, est donc interrompu régulièrement par un mouvement mécanique de lavage. Comme un pare-brise lavé par un essuie-glace. Aujourd'hui, on peut d'ailleurs régler la vitesse de l'essuie-glace de façon que chaque mouvement soit interrompu par une pause de dix secondes, ce qui est, à peu près, le rythme d'une paupière.
Jean-Marc regarde les yeux de ceux avec qui il parle et essais d'observer le mouvement de la paupière; il constate que ce n'est pas facile. On n'est pas habitué à prendre conscience de la paupière. Il se dit: il n'y a rien que je vois plus souvent que les yeux des autres, donc les paupières et leur mouvement. Et pourtant, je ne le retiens pas, ce mouvement. Je le soustrais aux yeux que j'ai en face de moi.
Et il se dit encore: en bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir l'âme. Mais quel sort lamentable que d'être l'âme d'un corps fabriqué à la légère et dont l'oeil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes! Comment croire que l'autre en face de nous est un être libre, indépendant, maître de lui-même? Comment croire que son corps est l'expression fidèle d'une âme qui l'habite? Pour pouvoir le croire, il a fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il a fallu oublier l'atelier de bricolage d'où nous provenons. Il a fallu se soumettre à un contrat de l'oubli.
Kundera, extrait de L'identité